530 000 personnes en mort en social, et après ?
Regard critique sur le rapport des Petits Frères des Pauvres
Cette semaine nous publions l'épisode Les vieux sont-ils condamnés à être seul ? sur Culture Gé [ronto].
L'occasion de nous plonger dans le nouveau rapport des petits frères des pauvres, et de nous demander si un tel rapport ne participe pas à ancrer dans les représentations l'idée que les vieux sont seuls. Car oui le résultat est sans appel, les vieux sont seuls. Le chiffre posé en porte-étendard - 530 000 personnes sont en situation de « mort sociale » - est là pour montrer la gravité du phénomène.
Sauf que,
530 000 c'est à la fois beaucoup et pas tant que cela.
L’indicateur clé est ailleurs !
530 000 personnes en situation de mort sociale
C'est ce qu'annonce le rapport des petits frères de pauvres publié en début de mois.
C'est beaucoup. Beaucoup trop, nous sommes d'accord.
Mais en fait ça ne représente moins de 1/20ème des plus de 60 ans, et moins de 1% de la population française. (et ça ils se passent bien de le dire...)
Si peu que si le chiffre n'était pas affirmé avec une telle gravité, personne ne s'en préoccuperait.
Alors bien sûr quand je vois les réseaux sociaux s'enflammer sur un tel chiffre ça m'agace, car c'est une réaction purement émotionnelle à une situation qui nécessite calme et stratégie pour se résorber. Et en même temps je sais bien que c'est un mode de communication qui fonctionne. Je le sais, même si j'ai du mal à m'y résoudre.
Et c'est là où les Petits Frères de Pauvres sont malins, et nous pouvons les en remercier, c'est qu'en jouant sur la corde de l'émotion, ils ont réussi à attirer l'attention sur un phénomène qui jusqu'alors était négligé par les pouvoirs publics comme les citoyens.
Négligé, car il y a d'autres priorités. Négligé parce ce que l'isolement est considéré comme quelque chose de normal et d'acceptable quand on parle de vieillesse. Et c'est un problème, car on en vient alors à considérer que l'isolement au grand âge est inévitable et qu'il n'y a rien à faire.
Car non, ce n'est pas une fatalité, et c'est de notre responsabilité que cela ne le soit pas.
Pour en savoir plus je vous renvoie au podcast et l'infographie qui l'accompagne.
Vous pouvez également lire le rapport des petits frères des pauvres dont le baromètre est assez intéressant. Si vous n'avez pas le temps de lire les 100 pages du rapport, voici les 10 enseignements qu'ils en tirent.
Quant aux préconisations, elles essayent de jouer sur l'échelle des politiques publiques. Et vous le savez si vous me suivez depuis quelque temps, je ne crois pas à l'échelle politique. Je crois davantage à la responsabilité individuelle, des citoyens comme des professionnels.
Aussi voici deux ressources pour vous aider à agir en tant que citoyen : https://chasseurdesolitude.petitsfreresdespauvres.fr/kit.html
et en tant que professionnel :
L’arbre qui cache la foret
Mais après tout, si je n'adhère pas aux préconisations du rapport, c'est aussi parce que je pense que le vrai problème est ailleurs. Non pas que 500 000 personnes en situation de mort sociale ne soient pas un problème, c'en est un évidemment, mais en attirant l'attention sur des cas extrêmes ("mort sociale") on se déresponsabilise de la situation en tant qu'individu.
Je m'explique.
La mort sociale est présentée comme une situation extrême (et elle l'est). Elle est également présentée comme LE problème à résoudre !
Sauf qu'il se passe deux phénomènes vis-à-vis de ça.
Le premier, c'est que l'étendue du problème nous donne l'impression d'être impuissants, et nous incite à en appeler une solution institutionnelle. Il suffit de lire les commentaires sous les posts qui parlent de ce chiffre pour bien vite se rendre compte que chaque commentateur soit fait la promotion de sa solution miracle à grand coup de mot magique : inclusif, intergénérationnel, bienveillant, etc., soit déplore le manque d'action de l'état. Parfois les deux en même temps !
Le second phénomène c'est que le mot "mort social" est si puissant, qu'on se dit qu'il ne concerne pas les vieux qui nous entourent. Certes nous discutons rarement avec notre voisin, mais l'autre jour nous l'avons vu dire bonjour à la postière, c'est là la preuve qu'il n'est pas si isolé que ça.
Ce phénomène est le même quand l'ultragauche accuse tous leurs opposants d'être nazi espérant ainsi dénoncer un racisme qui se banalise. Se faisant, les personnes pouvant réellement avoir des attitudes racistes se disent que non ils sont pas comme les nazis, qui eux étaient vraiment inhumains; aussi ce qu'ils pensent ou font n'est finalement pas aussi grave. Et rassurez, les antifa ne sont pas les seuls idiots-utiles du système, à l'autre bout de l'échiquier le même mécanisme s'exerce.
Ce que je veux vous dire avec cet exemple que m'inspire l'actualité politique, c'est qu'
au-delà de la pertinence d'attirer l'attention sur un problème, il faut également, si l'on espère le résorber, que les personnes s'y sentent concerné et soient persuadé que leur action sera mise en évidence.
Les Anglais ont le mot empowerement pour qualifier cette conviction de notre pouvoir d'agir. Mais on en parlera une autre fois.
Se concentrer sur la solitude
Aussi dans le cas présent, s’il faut attirer l'attention avec le concept de "mort sociale", il faut convertir le public avec le problème de la "solitude", qui a un triple avantage sur celui de "mort sociale" :
Le problème est de bien plus grande ampleur puisque plus d'un tiers des vieux en souffre
Le problème est plus facile à résoudre puisqu’il s'agit d'abord d'accorder plus d'attention aux personnes âgées qui nous entourent, client, famille ou voisin.
Le problème est plus important que celui de la mort sociale.
Et là je vais m'arrêter quelques secondes, car je vous sens sceptique.
Certes le mot solitude est moins impressionnant que l'expression mort sociale.
L'isolement, qui est le fait de ne pas avoir de contact au cours de la semaine, est un problème important, car il est corrélé avec davantage de problématiques de santé et une moindre espérance de vie. Un esprit taquin pourrait soulever la question si cela est dû à l'isolement ou au fait d'inégalités sociales qui entrainent une corrélation entre isolement, santé fragilisée et précarité économique. Je ne rentre pas dans le détail de se débat de l'oeuf et de la poule consistant à savoir si c'est l'isolement qui entraine une santé fragile, ou l'inverse, voire si ce n'est pas la précarité économique qui en est l'origine.
Les sociologues vous diront que c'est la situation socio-économique qui est la cause et c'est sur elle qu'il faut agir.
Les vieux vous diront que c'est leur santé qui les a amenés à couper peu à peu tous les liens.
Les gérontologues affirmeront que c'est l'isolement qui amène à moins prendre soin de sa santé et retarde les prises en charge.
Qui a raison ?
Peu importe, car on accorde trop d'importance à l'isolement et insuffisamment à la solitude.
La solitude est le fait de se sentir seul. Au moment où vous déclarez vous sentir seul, il y a une forme de souffrance liée à une vie sociale insatisfaisante. Et c'est ça qui est intéressant avec la solitude : elle met en évidence une souffrance réelle et actuelle, là où l'isolement pointe un risque probable. Aussi quand la personne déclare se sentir seule, elle est d'ores et déjà en souffrance.
Alors bien sûr il y a des degrés variables de cette souffrance. Par exemple moi, et c'est très personnel, un autre chercheur pourrait faire autrement, j'aime bien demandé dans mes enquêtes statistiques la fréquence à laquelle la personne se sent seule à l'échelle d'une semaine.
Autre point important avec la solitude, c'est qu'elle permet de prendre en compte le caractère de la personne qui oscille d'un individu à l'autre sur l'échelle d'introversion/extraversion. Et tant que vous ne prenez pas en compte cette dimension, vous ne pouvez pas comprendre pourquoi mettre des vieux ensemble, ou pire les mélanger avec des très jeunes, ne peut pas être un moyen pertinent pour lutter contre la solitude.
Je m'arrête là pour aujourd'hui, ce mail est déjà beaucoup trop long, et je doute que quiconque le lise jusqu'au bout.
J'ai aussi beaucoup hésité à le publier ce mail pouvant être pris pour une critique des petits frères des pauvres par un lecteur non attentif.
Si j'ai décidé de le publier c'est que je pense que nous avons plus que jamais besoin de développer notre esprit critique.
Bonne semaine
Antoine